La Nuit profonde

dimanche 8 août 2010 par Raymond Delambre

Zhou Xuan par Raymond Delambre, auteur d’Ombres électriques : les cinémas chinois (collection Septième Art, Le Cerf & Corlet)

夜深沉
La Nuit profonde
Ye Shen Chen
Réalisation : ZHANG Shichuan.
Avec : ZHOU Xuan, HAN Fei, YUAN Shaomei.
Shanghai, 1941 ; 106 min
Genre : tragédie.
导演 : 张石川
编剧 : 程小青
主演 : 周璇, 韩非, 袁绍梅

ZHOU Xuan incarne une chanteuse des rues, exploitée par un couple querelleur et cupide de musiciens : le « père », portant robe chinoise et chapeau à l’occidentale, l’accompagne au Er Hu tandis que son épouse jouant l’aveugle avec gros plan sur ses yeux débiles « bat la mesure » avec des percussions. Cette femme s’avérera la marâtre qui bat aussi la jeune chanteuse. Dès la première chanson qu’il entend, mieux, écoute, nuitamment, un cocher s’émeut et faillit tomber sur sa chaise en se levant… Fuyant les coups de ses « parents » musiciens exploiteurs qui la poursuivent dans la rue, la marâtre agitant même sa badine, la chanteuse monte précipitamment dans la voiture hippomobile du cocher : celui-ci l’accueille dans sa maison, où il vit avec sa mère aveugle. Mais, dès l’arrivée de ZHOU Xuan dans la cour commune utilisée par le voisinage, une voisine s’avance, soupçonneuse, parce qu’elle aime le jeune homme et devient rapidement jalouse de « l’intruse ». Celle-ci attendrira la mère de son sauveur avec ses pleurs de reconnaissance. La grâce de la nouvelle venue, avec sa si délicate façon d’essuyer ses pleurs, en passant son mouchoir sous les yeux, enflamme la jalousie de la voisine, qui décoche en cachette une fabuleuse moue à l’encontre de ZHOU Xuan en train de balayer la cour de la famille la recueillant. Au demeurant, le cocher et la chanteuse s’éprennent promptement l’un de l’autre : une scène d’un érotisme subtil présentera les deux amoureux ne trouvant pas le sommeil sur leurs lits de fortune respectifs, simplement séparés par un rideau noir. Insomniaque, l’amoureux se (re)tournant sans cesse tombera même de son lit, provoquant immédiatement la venue de celle qu’il héberge… Cependant, le talent de chanteuse conduit celle-ci à côtoyer un autre milieu, où rodent de riches et élégants messieurs. La première représentation opératique de ZHOU Xuan, permettant une « scène de théâtre dans le théâtre » ou d’« opéra dans le film », lancera sa carrière. Au demeurant, la chanteuse, même après son succès sur les planches, sait témoigner de sa gratitude et n’hésite pas à laver soigneusement la vaisselle de la mère aveugle. Celle-ci s’avère optimiste malgré sa santé fragile et sa misère : elle décorera de façon charmante son long balai avec des fleurs blanches pour les vendre… Lors de la dernière prestation d’obédience opératique, la réussite s’avère importante, avec certes des réactions différenciées du public : le « père », lâche exploiteur, jovial bat la mesure, la marâtre arbore un sourire malsain en regardant le succès public. La chanteuse, prise au piège des amours vénales, ne connaîtra pas le bonheur… La jalousie tuera. La noirceur qui baigne tout le film se terminera en tragédie(s). « Nuit profonde », effectivement : à la fin, en moins de sept minutes, les morts se précipiteront, dans le cadre d’un dénouement accéléré, au demeurant typique de l’époque. La femme jalouse et la mère du cocher succomberont sous le coup de chocs émotionnels, alors que la chanteuse devra commettre un meurtre au pistolet sur celui qui veut profiter d’elle et qui tentait de tuer son cocher amoureux. ZHOU Xuan se suicide une nouvelle fois au cinéma, au couteau, alors que son soupirant s’enfuira…

Ye Shen Chen, La Nuit profonde constitue à l’origine un air de l’Opéra de Beijing, titre devenant polysémique dans le contexte du film. ZHOU Xuan y démontre certes son talent de chanteuse : dès sa toute première scène, la « Voix d’or » se met à chanter. Cependant, l’actrice manifeste aussi ses qualités, en particulier grâce au jeu de ses immenses yeux au cours de ses chants. La « chanteuse-comédienne » sait également utiliser ses moues. La vedette dodeline de la tête avec charme, sans oublier la finesse de ses bras, que les belles robes découvrent de façon seyante.
Au demeurant, lors de scènes chantées, la caméra scrute les réactions, différenciées, des spectateurs, permettant d’éviter que les chansons apparaissent seulement comme des intermèdes, voire des pauses. Au total, la musique, si elle remplit un rôle diégétique, s’entend assez peu.
Le contexte du film : celui de « l’île solitaire », les concessions étrangères cernées par l’envahisseur japonais. Notons cependant que l’œuvre bénéficie d’une longue distribution. Conjointement, changements de décor, cheval, automobile favorisent la « respiration filmique ». Il convient assurément de démentir la thèse banale selon laquelle la « guerre contre les Japonais » – plutôt l’agression japonaise – changerait radicalement le type de rôles proposés aux actrices et provoque une rupture dans le cinéma chinois. Le cinéma chinois, même encerclé, ne produit pas exclusivement des « personnages féminins historiques ou légendaires »… Une thèse diamétralement opposée pourrait se soutenir : les forces patriotiques de « l’île isolée » shanghaienne s’essouffleraient et la « dépression idéologique » se traduirait dans la psychologie sombre du film, dénonçant la froide « réalité » de la société, sinon son authenticité. ZHOU Xuan incarne un beau personnage de femme, dont la carrière réussie ne lui apporte qu’une tragédie sentimentale, écho sans doute, voire anticipation par rapport à sa propre biographie.

Nous retrouvons dans cette Nuit profonde la sensibilité chinoise volontiers nocturne et lunaire : dès le début du film, superbe contre-plongée vers les cieux nocturnes, la Lune jouant avec les nuages. Conjointement au symbolisme typique de la Chine et de son cinéma, les caractères chinois décorent volontiers l’écran. Techniquement, le film pratique même la surexposition de la clarté sélénite. Ce plan entrecoupe les plans sur la première chanson. Un tel plan, plus court, toujours poétique, reviendra vers la fin : « nuit profonde », effectivement…
Décelons ce que nous baptisons « l’intertextualité cinématographique » : nous retrouvons la même marâtre, sinon la même baguette qu’aux Anges du boulevard. Intertextualité favorisée par le régime des studios, d’obédience littéraire et confirmant le mariage entre littérature et Empire du Milieu cinématographique. Au demeurant, La Nuit profonde vaut suite des Anges…, l’adolescente devenant femme chanteuse acclamée.
Remarquons le cumul de temporalités diverses, symbolisées par des lieux typés : cour assez rurale occupée par le cocher amoureux versus intérieur moderne « occidental » de l’un des riches amants de la chanteuse sans oublier la lampe de table au design moderniste à l’arrière-plan… Ou encore deux Chinois en robe noire s’asseyant avec des meubles à l’occidentale. Robe pour homme et cravate : on ne doit pas forcément voir une opposition. Effectivement, le même dandy passe du costume à la robe chinoise de luxe pour inviter chez lui la « diva » qu’il désire conquérir… Les costumes, même contemporains, importent au cinéma : l’usage et la monstration des robes chinoises et vêtements occidentaux, dont l’élégance des employés de bureau avec cravates et chemises blanches, ne sauraient s’avérer gratuits. Révélateur : l’homme à la palanche, récurrent, vaut motif, en particulier symbole de constance et de fidélité, jusqu’à l’extrême fin.

Spécifiques à la tradition chinoise, les témoignages d’amour filial abondent, même de la part de celle, ZHOU Xuan, qui, hélas, ne deviendra jamais l’épouse du cocher : ainsi, de retour avec ses nouveaux et splendides vêtements chez sa famille d’adoption, ZHOU Xuan range la vaisselle avec des gestes dont le « naturel » se souligne et jette ostensiblement et négligemment sa nouvelle veste pour reprendre le balai, chaussée de souliers blancs… Ensuite, la chanteuse devenue aisée prépare le thé et le sert à la vieille dame aveugle. Au demeurant, la colère finale du cocher peut se comprendre comme son remords de provoquer, indirectement, le décès de sa maman…

Conjointement à ce télescopage d’époques qui semblent différentes aux yeux d’un Occidental, relevons l’opposition symbolique des véhicules, voire des statuts sociaux, sinon des morales : voiture hippomobile vs chevaux-vapeur. Concrètement, chromatisme utilisé « malgré ou grâce aux noir et blanc » : cheval blanc du pauvre cocher sauveur et respectueux de la belle vs automobile noire de son riche ami, qu’un simple rideau entre deux lits n’arrêterait pas… Le film accentue cette dialectique lorsque le soupirant pauvre prépare son cheval, voire le caresse, dans la première scène où il montera l’équidé, alors qu’antérieurement l’animal tirait son véhicule.

Scène emblématique : un chauffeur ramène ou emporte ZHOU Xuan dans une grosse automobile « ténébreuse », son soupirant pauvre courant vainement derrière le véhicule avec un bouquet de fortune composé de nombreuses et hautes simples fleurs des champs… Qu’il finira par jeter.

Assurément, le motif de l’argent apparaît à plusieurs reprises. Cas extrême : un futur amant de la chanteuse exhiba même le tiroir dans sa garçonnière rempli de liasses de billets. Non sans rapport avec l’idée selon laquelle on considérait les actrices comme des « prostituées » : métatextualité filmique…
Au demeurant, la conjonction des temporalités, de l’Orient et de l’Occident peut se trouver partie liée avec le caractère qu’on baptiserait « transnational ». En tout cas, un financement américain contribua aux débuts du cinéma.
Savourons, malgré la tonalité systématiquement sombre de ce film, sinon quelque légèreté, en tout cas l’audace : malgré ses moues, ZHOU Xuan, dans la chambre de l’un de ceux qui la poursuit de ses assiduités, tire elle-même le cordon de la lampe pour l’éteindre, son soupirant riche la pressant à genoux… Un noir complet diégétique survient. On entend le rire éclatant de satisfaction de l’homme…

Typique de la cinématographie chinoise, le film cultive la symétrie des situations. Par exemple, après que l’amoureux pauvre offrit à ZHOU Xuan du tissu, celle-ci, devenue assez riche, revient dans sa famille d’adoption en offrant des cadeaux. Les situations symétriques se conjuguent avec la cohérence du montage. Le parallélisme s’avère entretenu.

S’agissant de l’écriture cinématographique, apprécions les transitions entre scènes bien ménagées, sans nécessité de recourir au fondu au noir… Comme dans Mei Fei, le cinéaste utilise le procédé du « théâtre dans le théâtre », métacinématographique pour montrer que la réception des chansons de ZHOU Xuan s’avère diverse en fonction des auditeurs.

L’intérêt de ZHANG Shichuan et plus généralement du cinéma chinois pour l’opéra se manifesta déjà en particulier par 歌女红牡丹, où HU Die interprète une chanteuse dans le premier film chinois parlant, en 1931, d’obédience opératique. L’intuition de ZHANG Shichuan pour exploiter des filons semble pérenne…
La Nuit profonde s’origine dans un livre de l’auteur à succès ZHANG Henshui, né en 1895 au Jiangxi et disparu en 1967. De son vrai nom ZHANG Xinyuan, il commença à travailler en 1917 comme reporter. Influencé par le courant romantique des « Canards mandarins et papillons », il renforça sa popularité avec Tixiao Yinyuan. En 1949, il publia ses mémoires : Xiezuo Shengya Huiyi. En anglais, on trouve son Shanghai Express. Il convient de souligner que ZHANG Henshui incarna le romancier chinois le plus populaire dans la première moitié du XXe siècle.

ZHANG Shichuan réalisa avec le dramaturge ZHENG Zhengqiu le premier court-métrage de fiction Un couple difficile en compagnie de l’entrepreneur américain Benjamin Brodsky en 1913 avec la Yaxiya Yingxi Gongsi. En 1922, ZHANG Shichuan, ZHOU Jianyun, ZHENG Zhengqiu fondèrent la Mingxing : L’Orphelin sauve son grand-père en 1923, premier « véritable » long-métrage fictionnel, mais aussi 火烧红莲寺 en 1928, dont l’avisé ZHANG Shichuan exploita les nombreuses suites.


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