Ashiou ou la déesse de l’amour

dimanche 8 août 2010 par Raymond Delambre

Zhou Xuan par Raymond Delambre, auteur d’Ombres électriques : les cinémas chinois (collection Septième Art, Le Cerf & Corlet)

莫負青春
Ashiou ou la déesse de l’amour
Mo Fu Qing Chun
Scénario, réalisation : WU Zuguang ; chef-opérateur : WANG Jianhan ; montage : SHEN Yuqi ; musique : CHEN Gexin.
Avec ZHOU Xuan (Ashiou, la fée-renarde), LU Yukun (LIU Sheng), JIANG Ming (le père d’Ashiou), ZHOU Wei (la mère de LIU Sheng), WU Jiaxiang (le médecin-charlatan ambulant), CHEN Biao (l’assassin masqué).
Hong Kong ; sortie en 1949 ; Compagnie cinématographique Xingxing ; distribution : Da Zhong Hua ; 74 min
Genre : comédie fantastique.
導演, 吳祖光.
編劇, 吳祖光 ; 攝影, 王劍寒 ; 剪接, 沈毓奇 ; 音樂, 陳歌辛 ; 服裝, 蘇哲明.
周璇 (分飾阿繡, 仙女), 呂玉堃 (飾劉生), 姜明 (飾阿繡父親), 侯景夫 (即丁川) (飾僕人劉忠), 金彼得 (即金沙) (飾劉生舅舅), 周偉 (飾劉生母親), 吳家驤 (飾走街醫生), 魏鵬飛 (飾鄰居), 陳彪 (飾蒙面強盜).

Prétextant un achat d’éventail, LIU Sheng s’amourache de la jolie boutiquière Ashiou : le jeune homme, ébloui par celle-ci, faillit trébucher sur elle, l’apeurant. La belle appelle son père à la rescousse… Le chaland séduit titubera et oubliera son emplette, que lui rappellera la coquette commerçante. Lors de l’acquisition d’un deuxième éventail, le client omet au contraire de payer. Celui-ci palpe l’endroit où la beauté colla de sa bouche le papier d’emballage qu’il demanda… De façon bien chinoise, Ashiou cligne des yeux en osant interpeller l’acquéreur sur le paiement : LIU Sheng finit par se cogner la tête contre un arbre, la demoiselle en profitant, donnant libre cours à son hilarité en arrière-plan. Afin de revoir sa bien-aimée, le soupirant achète compulsivement chez celle-ci de nombreux et divers articles, qu’il ne déballe pas et vénère : il caresse même avec émoi le papier d’emballage que la marchande humecta de ses lèvres. Le galant entasse les articles sur un guéridon et les embrasse… Au demeurant, la collection d’objets acquis, que LIU Sheng interdit de toucher chez l’oncle qui l’héberge, attire la colère du domestique LIU Zhong. Après plusieurs moqueries, la vendeuse s’éprend de son prétendant. Suite à quelques scènes d’extérieur bucoliques et ensoleillées, les jeunes gens échangent secrètement leurs vœux de mariage devant la statue d’une déesse à l’intérieur d’un temple à l’abandon. Cependant, le père d’Ashiou, marchand ivrogne, moleste le parent de LIU Sheng, pis, l’humilie : l’oncle complote en compagnie du domestique de séparer les amoureux en prétextant que la mère de LIU Sheng tombât malade et oblige celui-ci à retourner chez elle rapidement. Le héros prend ainsi le bateau, non sans abandonner les nombreux articles de sa chère marchande, et, arrivé à la maison maternelle, il s’aperçoit qu’on lui mentit. LIU Sheng simule alors la maladie, afin que sa maman accepte son mariage. On convoquera un humoristique médecin ambulant à la clochette, au chevet du soupirant : heureusement, la possibilité qu’offriront à celui-ci ses parents de retrouver son aimée ressuscitera le simulateur et non le charlatan… Hélas, entre-temps Ashiou déménagea, en vue d’épouser un fils ZHAO. Le cœur brisé, LIU Sheng s’évanouit au sanctuaire de la divinité. Il songe que lui-même et LIU Zhong partent à la recherche d’Ashiou : le prétendant entrecroise celle-ci, croit-il, dans un village et vit une nuit en sa compagnie au sein d’une masure. Mais le serviteur dénonce le fantôme sous la séduisante « peau de fille » : les deux hommes lui tendent un piège, que les capacités magiques féminines déjouent, et, terrifiés, s’enfuient. Un assassin masqué attaque ceux-ci : LIU Zhong lutte difficilement, permettant à son maître de s’échapper. Celui-ci croise la « véritable Ashiou » qu’il ramène chez lui. Nouveau coup de théâtre : pendant la « nuit de noces », épiée par l’oncle et le domestique qui survécut, « deux Ashiou » apparaissent, LIU Sheng choisissant la « mauvaise ». Finalement, les « deux » belles disparaissent par enchantement. Au cours de son cauchemar, le jeune homme répudia « la vraie Ashiou », s’illusionnant sur le sourire de la « fée-renarde ». A ce moment, LIU Sheng s’éveille et écoutera la leçon chuchotée de la déité…
Adapté de A Xiu, l’un des contes de l’œuvre littéraire Liaozhai Zhiyi, Contes étranges du pavillon du loisir, le film, suite à un superbe générique filant humoristiquement la métaphore du livre, confirmant la prégnance de la littérature au cinéma chinois, arbore un prologue où « ZHOU Xuan en tant que ZHOU Xuan », non son personnage d’Ashiou, coiffée à la mode moderne de l’époque où le film sortit, introduit directement l’histoire en s’adressant audacieusement à la caméra : Ashiou ou la déesse de l’amour débute en présentant un livre traditionnel qu’une main feuillette, dont on découvre à la fin du générique qu’elle appartient à ZHOU Xuan. Rituel de l’écrit en conséquence magnifiquement illustré. Au générique final, le livre se refermera simplement… Liée à la littérature des « femmes-renardes », « la double Ashiou » s’avère dominatrice, essuie les pleurs de son soupirant aux retrouvailles rêvées. En rapport à une thématique prégnante dans la littérature, le film montre un valet peu docile dont LIU Sheng et son oncle devraient se méfier : espion, intriguant, dénonciateur.
A l’intérieur du genre assez chinois de la comédie fantastique, le film use du « comique de répétition » : en préliminaires à leur liaison, à deux reprises Ashiou soupçonne que le chaland va l’agresser et crie à l’aide de son papa. Les abondantes badineries contribuent à la légèreté. ZHOU Xuan n’hésite pas à passer brusquement des pleurs courbée sur son père à la colère… Les « passages » où LU Yukun voue une sorte de culte aux marchandises achetées non dépaquetées, emballées naguère par la belle, se révèlent réjouissantes. Le soupirant n’entre directement en contact qu’avec le premier éventail, non empaqueté, cédant à quelque fétichisme. Hilarante résurrection subite de l’enfant alité feignant la maladie afin d’apitoyer sa mère : celle-ci cédant, l’inédit Lazare LIU Sheng renaît… Autre scénographie comique, liée au « comique de situation » : lorsque, cherchant Ashiou disparue, l’amoureux rencontre brusquement le lourd visage de son serviteur. Fantastique et même fantaisie débridée fécondent le spectacle. Ainsi, les pouvoirs de la fée provoquent la tombée du sabre recourbé brandi par LIU Zhong, qui voulut se transformer en guerrier au torse nu, lors du traquenard préparé par le domestique et son maître. La fée (re)transforme le présumé sabreur en serveur. Les cadeaux cachés des paquets se percevront en définitive brique, terre, poussière… La césure liminaire du songe interrompu par le domestique s’efforçant de réveiller son jeune maître, qui implorait pour Ashiou, évanoui au temple, n’équivaudrait pas à un défaut : il s’agit de distinguer entre le rêve ou cauchemar et le futur vrai réveil du protagoniste. Avantageusement, l’ultime pirouette scénaristique refusera une explication étroitement rationaliste.

Il faut se garder d’analyser le film en brûlots antiféodal, voire anticonfucianiste : l’autorité patriarcale y paraît bien lâche. Ainsi, désirant la tranquillité de ses ébats amoureux, Ashiou donne à son papa l’alcool dont le film exhiba l’appétence et de la viande : le père observe le couple folâtrant, sourit et se rassied à sa table afin de boire et manger. Convions le spectateur à la revigorante destruction des objets de la boutique : la jouvencelle commence, son papa tente brièvement et vainement de l’arrêter, puis l’accompagne dans le saccage terminal. Malgré leurs nombreuses disputes, Ashiou et le père se révèlent complices, la fille décidant et malmenant celui-ci.

La liberté de ton caractérise Ashiou ou la déesse de l’amour, inhérente à la catégorie littéraire du conte. Véritablement quelque audace : la seule préparation de l’amoureux attendant sa belle dans la masure consiste à épousseter et vérifier le lit à baldaquin ; à leur première nuit ensemble, on voit les amants s’asseyant sur le lit ; par la suite, un plan suggestif expose l’oreiller double, le lit défaits… « Mieux ou pis » : le spectateur attentif surprendra ensuite la femme vérifier sa longue natte, geste aussi gracieux qu’érotique – un érotisme subtil s’entend – similaire à celui de Mei Fei rajustant sa coiffe postérieurement à une nuit d’amour avec un « empereur LU Yukun » : « intertextualités filmiques ».
Cependant, décelons quelque enseignement sérieux, s’accordant à la spiritualité chinoise. Logiquement, on peut référer l’intrigue intriquant « réalité » et songe au concept des espaces-temps Shichen : un long rêve peut ne durer que quelques instants dans le monde ordinaire, le serviteur accourant peu après l’évanouissement du héros, mais constituer toute une histoire en un autre espace-temps, précisément celle d’« Ashiou la fée-renarde »…

Une superbe et emblématique scène concerne la première apparition de l’ensorcelante « Ashiou renarde » dans la masure où loge le jeune homme parti à sa recherche : beau plan où les doigts fins et blancs de ZHOU Xuan surgissent, ouvrant la porte en pleine nuit. On pourrait penser qu’il s’agit d’un « plan gratuit », la main apparaissant avant le visage. Néanmoins, la patte de la « renarde » ne lui sert-elle pas à « tâter le terrain », voire à engendrer quelque tension ? Plutôt que de « surinterprétrer » un présumé anti-confucianisme, il convient de distinguer le thème de la « femme-renarde », qui cède, voire devance les désirs de l’homme. Une telle dévergondée ne vaudrait que renarde… De façon symptomatique, la belle rejoint le jeune homme, et non l’inverse.
PU Songling naquit en 1640 au Shandong et décéda en 1715. L’écrivain prolifique échoua constamment aux concours de la « bureaucratie céleste » sous la dynastie Qing et dut s’abaisser à enseigner. Liaozhai Zhiyi, publié au début du XVIIIe siècle, comporte 431 courtes histoires, d’inégale longueur, questionnant volontiers l’amour et la fidélité au sein des relations maritales. Le film Ashiou rend compte tant du récit que du style de l’œuvre littéraire : l’écrivain dépeint habilement les personnages, en une langue fluide, vive, volontiers outrancière, voire satirique. Consacrant le succès du livre, de nombreux réalisateurs s’en inspirent. Ainsi, CHAN Ka-Seung et CHEN Jiashang adaptent Hua Pi, La Peau peinte, en 2008, filmant ZHOU Xun en « renarde-anthropophage-fée », postérieurement aux adaptations de 1965 et 1993. Dans ce que nous baptiserons cette « tradition cinémato-littéraire » s’inscrivit antérieurement le succès hongkongais de LEE Sun Fung en 1962 : Hu Shan Meng, 湖山盟, toujours un fantôme féminin.

Le spectateur appréciera la fraîcheur de ZHOU Xuan dans Ashiou ou la déesse de l’amour où elle dépassait pourtant déjà largement le milieu de sa carrière. L’actrice interprète deux personnages avec le même enjouement. On insistera sur la performance artistique de la comédienne et non sur le truquage, à ne pas naïvement « surinterpréter » : Nanjing, Shanghai, Beijing, Hong Kong accédaient aux productions occidentales. Notre icône sait varier son jeu, laissant percevoir la renarde qui se cache sous sa jolie peau blanche.

Le rôle, léger, primesautier, des « deux Ashiou », habillées de costumes d’époque, permet à la vedette de retrouver la grâce de son enfance et de jouer l’espièglerie. La comédienne s’en donne à cœur joie : gracieuses moues… Ashiou, rapidement intéressée par son client compulsif, ne sait comment employer ses mains : cette timidité doit enchanter les spectateurs, sachant qu’Ashiou reste ou s’avère femme. Le spectateur attentif verra que celle-ci entreprend la première de prendre l’initiative de toucher physiquement l’autre. Elle saisira la main de son amoureux…

Le film présenté n’offre qu’une seule chanson, uniquement esquissée, a capella, au commencement, démontrant certes le talent de la chanteuse : chant sans musique alors que celle-ci s’entend autrement vivement tout au long de l’œuvre. Remarquons qu’il s’agit de retrouvailles s’agissant de ZHOU Xuan et LU Yukun, précédemment réunis au tout autre contexte filmique de Mei Fei et qui jouèrent souvent ensemble.


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