L’Histoire de la chambre de l’ouest

dimanche 8 août 2010 par Raymond Delambre

Zhou Xuan par Raymond Delambre, auteur d’Ombres électriques : les cinémas chinois
(collection Septième Art, Le Cerf & Corlet)

西厢记 (Xi Xiang Ji)
L’Histoire de la chambre de l’ouest

Sous la dynastie Tang, ZHANG Sheng1 – également connu comme ZHANG Gong ou Junrui – un lettré qui prépare le concours pour intégrer l’administration impériale, et la belle CUI Ying Ying, se retirent tous deux au temple Pujiu, le premier afin de réviser tranquillement, la seconde accompagnant sa mère en veuvage de son mari ancien premier ministre, ami du supérieur du monastère. Mais les deux jeunes gens s’éprennent immédiatement et mutuellement : rendez-vous nocturnes, procurant de superbes scènes de nuit éclairées aux lanternes, par l’entremise de la sémillante, voire insolente Hong Niang, la soubrette de Ying Ying et qui mène le jeu… Hélas, SUN Feihu, attiré par la beauté de CUI Ying Ying, mobilise sa soldatesque : équipée destinée à l’enlever. Apeurée, Mme CUI promet de fiancer sa fille à quiconque repoussera les rebelles envahisseurs. Heureusement, ZHANG Sheng connaît le général Du Que « Etalon blanc » et lui envoie une lettre d’appel au secours. Cependant, après le danger et la victoire militaire des défenseurs, la mère de Ying Ying déclare que la différence des statuts ne permet qu’une « relation de frère et sœur jurés ». ZHANG Sheng se languit d’amour, tombe malade, demande à Hong Niang de jouer l’entremetteuse : celle-ci se risque à organiser la rencontre des amants à la chambre de l’ouest. Quand Mme CUI soupçonne l’affaire, elle réprimande et menace la « marieuse » de coups si celle-ci ne confesse pas les secrets d’alcôve. Suite à quelques autres péripéties, grâce à Hong Niang, à la réussite au concours de ZHANG Sheng et, au demeurant, à la fidélité de Du Que, le couple pourra se reformer…

Admirons le travail de création profitant à L’Histoire de la chambre de l’ouest, film de 1940 tourné en costumes sur « l’île solitaire », i.e. les concessions étrangères de Shanghai que l’armée japonaise cernait. L’œuvre utilise néanmoins de remarquables décors et des chevaux blanc et noir, ainsi que de nombreux figurants. Inepte de prétendre que l’âge d’or du cinéma chinois s’achèverait dès 1937, « après l’entrée en guerre contre le Japon »… Nous assistons à de splendides, romantiques scènes de nuit. Nombre de merveilleuses chansons agrémentent le chef-d’œuvre.

Celles-ci bénéficient d’une véritable mise en scène. En introduction au premier chant de ZHOU Xuan et pendant, des papillons volettent, devançant celle-ci et sa maîtresse. Le filmage chanté montre des réactions différenciées : le héros déjà ému, son serviteur, dont l’hébétude se confirmera, bat la mesure de ses quatre membres… Systématiquement, les chansons s’incorporent à la diégèse : lors de la deuxième, entamée par le galant, se métamorphosant en duo la bien-aimée entonnant, leur dialogue entrecoupera le chant. Même le gros gardien chevelu déclame, les paroles coupant la chanson. Un climax s’atteint au magnifique chant des aveux et… justifications de Hong Niang, agenouillée devant Mme CUI courroucée et près de la battre, toutefois toujours aussi coquine : interruptions par des conversations de la marâtre et de l’« ambassadrice sentimentale ». Séduisants et essentiels gestes préliminaires : gracieux recul de l’actrice-chanteuse qui avouera. Aya, Wo Shuo, Wo Shuo… Vraies « chansons diégétiques », favorisant l’avancement de l’intrigue, sans recours à de la musique diégétique. La mère commence un chant, puis la fille entonne, suspendue par des mots du soupirant, qui la poursuit, et terminée par « Hong Niang la marieuse ». La dernière chanson vaut presque chorale… A la recherche de 和, l’harmonie, « Leitmotiv chinois ».

ZHOU Xuan, conjointement à ses talents de chanteuse classique et moderne, arbore de fabuleux « jeux d’yeux », qu’elle sait varier en fonction des films et des rôles. L’intermédiaire, mutine, ZHOU Xuan chante avec sa bouche et manifeste l’actrice aux yeux fâchés… Songeons au duel hilarant de regards opposant le petit domestique de ZHANG Sheng et Hong Niang, qui lui décoche finalement de fantastiques immenses yeux l’effrayant, susceptibles de le dévorer, alors que les « concurrents » se croisent à une embrasure. Importance des embrasures au cinéma chinois… De façon générale, le film parle beaucoup, à l’instar de son origine entée dans l’opéra, nonobstant, les expressions féminines s’extériorisent pareillement fortes.

La « soubrette Hong Niang » qu’incarne ZHOU Xuan, et non l’héroïne amoureuse, ne doit pas inciter à croire qu’elle jouerait ici un personnage mineur. Hong Niang, en raison de sa célébrité littéraire et de l’utilité de sa « mission » pour réunir les cœurs, encore actuelle, équivaut à un nom commun en Chine désignant les entremetteuses et ZHOU Xuan interprète magnifiquement cette « partition stratégique », donnant libre cours à l’enjouement et à l’insolence caractéristiques. Catalogue des initiatives audacieuses… La « marieuse » tire la manche du soupirant afin que celui-ci boive la coupe présentée par sa maîtresse. Hong Niang ose imposer des consignes au valet de ZHANG Sheng, qui ordonne en définitive à celui-ci de quitter la pièce. Lorsque la servante veut que CUI Ying Ying couchée au lit se réveille et se lève, elle tousse bruyamment. La soubrette se hasarde à résister face à la marâtre la tourmentant : Wo Bu Chu… ZHOU Xuan exhorte énergiquement le prétendant à rédiger, tournant même en un geste emblématique des « scènes de calligraphie chinoise » le bâton d’encre : or, les correspondances amoureuses, au demeurant transmises par Hong Niang elle-même, se prouvent stratégiques, décisives. La soubrette lit par-dessus l’épaule de Ying Ying, voire arrache la lettre de ses mains. La « marieuse » se risque à jeter des regards curieux vers la missive destinée à ZHANG Sheng devant celui-ci. A la deuxième admirable « scène de nuit », fantastique chant de la « négociatrice », qui dirige… A la troisième scène nocturne, ZHOU Xuan tire sa maîtresse, récalcitrante, vers le pavillon du soupirant et pousse celle-ci lestement des mains dans le dos courbé par la timidité de la vierge qui rencontre nuitamment son prétendant lui tendant les bras dans sa chambre. La soubrette protège leur « nuage et pluie » en guettant…

S’agissant de la distribution, on reconnaîtra Feng Huang, « petit chat mécontent » dénonçant ZHOU Xuan. Les deux charmantes actrices se retrouveront l’année suivante, en 1941, non plus opposées mais alliées, au chef-d’œuvre Mei Fei, Feng Huang devenant la soubrette de ZHOU Xuan. « L’échange des rôles » cultive ce que nous baptisons « l’intertextualité cinématographique », encouragée par le régime des studios.

Xi Xiang Ji s’avère fort bien filmé, sobrement : absence de tapage… Notons la fluidité de la caméra. Le filmage des sentiments, sinon de la psychologie, s’inscrit à une époque où on s’interdisait la facilité de l’alternance, désormais trop souvent compulsive, des champs et contrechamps.

Conjointement à l’important symbolisme, dont on voit des signes emblématiques à la fin, les svastikas, L’Histoire de la chambre de l’ouest confirme l’extrême portée des prestigieuses œuvres écrites et opératiques dans « l’Empire du Milieu cinématographique » et soutient le retentissement de la littérature sur le septième art. Une grâce lyrique enrichit l’écriture cinématographique du Xi Xiang Ji. L’encre et l’écran convergent, spécialement ici par l’entremise du théâtre chanté chinois. Au demeurant, le film, associant amour et combat, pratique le mariage entre Wen, excellence littéraire, et Wu, art militaire, que les belles-lettres chinoises aiment à célébrer. Les poèmes composés par Ying Ying se révèlent des tactiques opératoires sur la « carte du Tendre »… La fonction essentielle des correspondances échangées démontre à l’envi l’obédience littéraire du cinéma. Observons que les écrivains illustrent volontiers le thème des serviteurs indociles, en rapport aux deux domestiques du film se permettant des privautés à l’encontre de leurs maître et maîtresse respectifs. Ajoutons que le fantasme des rébellions constitue une thématique porteuse en RPC.
WANG Shifu composa sous la dynastie Yuan – 1271-1368 – la pièce L’Histoire de la chambre de l’ouest dans le genre Za Ju, « opéra poétique ». Confirmant l’ancienneté chinoise et de l’art en Chine, cette pièce s’inspire en amont de l’histoire de Ying Ying, sous la dynastie des Tang – 618-907 – et la préparation des concours administratifs s’identifie à l’un des thèmes de l’œuvre littéraire, confirmant la sinisation de la dynastie mongole, s’inclinant culturellement devant la haute culture chinoise. Au demeurant, Xi Xiang Ji connut une adaptation au cinéma par HOU Yao, dont la version française sortit dès 1928 à Paris : La Rose de Pu-chui.

En 1976, Deanna Gao illustra talentueusement des scènes clef de L’Histoire de la chambre de l’ouest. « Surprise de l’amour », « la servante Hong Niang au travail (amoureux) », la mère de Ying Ying réprimandant Hong Niang…

ZHANG Shichuan travailla comme réalisateur et sans doute surtout producteur avisé. Il « co-fonda » la Compagnie cinématographique Mingxing. Sobriété et efficacité, voire sens du marketing spécifient ses activités, qui invalident la thèse commune (ou plutôt hypothèse) selon laquelle « l’âge d’or » se caractériserait exclusivement par de « jeunes réalisateurs progressistes ».


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